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Après les réformes lancées par Deng Xiao Ping à la fin des années 1970, la République Populaire de Chine (RPC) est rapidement devenue « l’atelier du monde ». Mais depuis les années 2010, la Chine s’est engagée dans un nouveau projet, celui de retrouver sa place historique de 1ère puissance économique mondiale en 2049 au plus tard [année du centenaire de la RPC]. Cette ambition a favorisé l’apparition rapide des BATX – les GAFAM chinois : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – qui entrainent le pays tout entier dans l’ère numérique et lui permettent d’entrer rapidement dans le XXIème siècle. Dans le secteur de la santé, enjeu majeur pour le gouvernement, ces acteurs sont largement mis à contribution pour être au rendez-vous de « Health China 2030 » et plusieurs innovations majeures ont déjà vu le jour.

Les Chinois, une population hyperconnectée

Dans le domaine des services, le digital occupe aujourd’hui en Chine une place centrale : plus de 800 millions d’habitants sont connectés à internet via leur smartphone ; le m-commerce pèse déjà plus de 30% des ventes totales du commerce de détail [4% en France, moins de 10% aux USA] ; chaque jour, plus de 150 millions de Chinois effectuent un achat sur Taobao (Alibaba) via leur smartphone ; l’utilisateur typique de WeChat Pay (2ème système de paiement sur mobile le plus utilisé après Alipay) effectue en moyenne 60 transactions par mois …

  • Leçon # 1 : pour faciliter le développement et l’adoption de nouveaux services dans le secteur de la santé, les BATX s’appuient fortement sur leur écosystème digital existant. Tencent par exemple ajoute aux innombrables fonctionnalités de Wechat de nouveaux services dédiés à la santé (prise de rendez-vous en ligne, téléconsultation, commande de médicaments, …) ; Alibaba fait exactement la même chose avec Alipay.

 

Un système de santé toujours pas digne de la presque 1ère puissance économique mondiale

           Malgré le très rapide développement économique du pays, le système de santé chinois n’est toujours pas, après de nombreuses réformes, au niveau des standards d’une grande puissance économique et le défi reste colossale. L’enjeu est d’autant plus important pour le gouvernement que la santé constitue une importante source d’insatisfaction de la population [avec l’éducation et l’environnement]. Ces enjeux sont multiples :

  • De santé publique : par exemple, plus de 115+ millions de personnes sont diabétiques, mais seulement 35 millions (30%) sont diagnostiquées et 30 millions (26%) sont traitées, sans compter les plus de 400 millions de personnes prédiabétiques ; 120 millions de Chinois sont porteurs du virus de l’hépatite B (soit 1/3 des cas dans le monde). Cet enjeu est accru par de fortes inégalités dans l’accès aux soins, tant qualitatives que quantitatives, entre villes et campagnes avec un très faible niveau de confiance de la population dans ses médecins et un passage obligé par l’hôpital en l’absence de médecine de ville de 1er recours (moins de 6% des médecins chinois sont des médecins généralistes [contre 50% des médecins libéraux en France]).
  • Economiques dans la mesure où, en raison de la faiblesse persistante du système d’assurance maladie de base et du faible développement de l’assurance santé privée, le taux d’épargne élevé des Chinois (près de 60% de leur revenu) constitue un frein à l’accélération de la consommation intérieure. 97% de la population est certes couverte par un des 3 grands systèmes publics d’assurance santé de base contre 45% en 2006 et moins de 5% en 1980. Cependant, ces systèmes présentent de très fortes disparités entre eux selon que les bénéficiaires vivent en ville ou à la campagne, sont migrants ou pas et qu’ils aient accès ou pas à un système à adhésion obligatoire (1 seul sur les 3). Il en résulte un reste à charge très élevé, qui varie entre 30% et 60% selon le régime de base.
  • Leçon # 2 : la population chinoise, qu’elle soit riche ou pauvre, a l’habitude de financer une part importante de ses frais de santé. Dès lors, elle sera d’autant plus encline à acheter un service que ce dernier lui apportera de la valeur : avec la téléconsultation par exemple, Ping An Good Doctor s’engage sur une durée de 15 minutes alors que la durée moyenne d’une consultation à l’hôpital est inférieure à 5 minutes.

 

Healthy China 2030, un plan de réformes inatteignable sans les BATX

En juillet 2019, le gouvernement chinois a publié le plan d’actions de « Healthy China 2030 » pour atteindre les objectifs fixés 3 ans plutôt. Pour la 1ère fois, un tel plan contient des engagements très forts de santé publique et de prévention (diminution du tabagisme, augmentation de l’activité physique, dépistage des maladies chroniques, …) ; un autre axe majeur de ce plan est la mise en place d’une médecine de ville de 1er recours. Fort de l’expérience des échecs des réformes précédentes qui laissaient la part belle au service public hospitalier, le gouvernement compte cette fois sur les entreprises technologiques Baidu, Alibaba et Tencent mais aussi sur Ping An (assurance). A la demande du gouvernement, ces acteurs jouent désormais un rôle moteur majeur dans la modernisation du système de santé et y adhèrent d’autant plus qu’ils sont à la recherche de nouveaux relais de croissance et que leurs investissements passés dans la santé (notamment dans la gestion de prise de rdv dans laquelle ils ont investi des centaines de millions de dollars entre 2014 et 2016) n’ont pas été des réussites.

  • Leçon # 3: des relations fortes entre quelques grandes entreprises technologiques et le gouvernement pour piloter l’innovation et la modernisation du système de santé, dans le cadre d’une concurrence très organisée : en décembre 2017, le gouvernement a retenu le système d’intelligence artificielle de Tencent comme la plateforme nationale de référence en matière d’intelligence artificielle appliquée au diagnostic médical. Mais chaque concurrent de Tencent a aussi été désigné comme centre national de références, mais dans d’autres domaines d’application (Baidu pour le véhicule électrique et Alibaba pour la Smart City).

2 exemples illustrent bien cette dynamique à l’œuvre aujourd’hui en Chine : Ping An Good Doctor et Xiang Hu Bao.

 

Le développement rapide de Ping An Haoyisheng (Good Doctor)

Depuis 12 ans, l’assureur PingAn – un des acteurs majeurs du secteur au niveau mondial – investit fortement dans la technologie (1% de son CA annuel) et a développé ses propres solutions d’infrastructure cloud, ses algorithmes d’Intelligence Artificielle (IA), sa solution de reconnaissance vocale et de reconnaissance faciale avec plus de 30 000 ingénieurs travaillant dans la R&D dont 1 000 dédiés à l’IA. Lancé fin 2005, l’activité d’assurance santé de Ping An est désormais portée par Ping An Healthcare & Technology, plus connue sous le nom de Ping An Good Doctor, un spin off de Ping An introduit en Bourse à Hong Kong en mai 2018 (avec une valorisation de 6 Md €).

Ping An Good Doctor (PAGD) déploit depuis 5 ans un écosystème complet dédié à la santé, très clairement en soutien du plan gouvernemental. PAGD offre un service intégré de 1er recours offrant tout ce qu’un médecin généraliste peut faire ne nécessitant pas un contact en face à face ; tous ces services (sélection d’un professionnel, prise de rendez-vous, téléconsultation, livraison de médicaments à domicile en 1 heure, paiement) ne sont accessibles que depuis un smartphone et s’appliquent tant dans la prévention que le diagnostic, le traitement aigu ou bientôt la gestion de la maladie chronique (en cours de développement) ; pour opérer ces services, PAGD s’appuie sur ses 1 196 médecins (in-house), 5 293 médecins partenaires et son réseau de plus de 3 000 hôpitaux. A ces services pour les particuliers il faut ajouter les nombreux programmes en place dans plus de 250 municipalités – en charge du système d’assurance de base – pour lutter contre la sur-prescription, la sur facturation, améliorer leur connaissance du risque.

Le 1er janvier 2019 PAGD a lancé ses premières One-minute Clinics dans 8 provinces. A l’image d’un photomaton de 3 m² accessible 24/7 où un « Docteur AI » établit un pré-diagnostic médical en quelques minutes et où un vrai médecin complète et finalise le diagnostic par télé consultation (conseils + prescription si besoin) ; « Docteur AI » est entrainé sur plus de 2 000 pathologies courantes par 200 médecins de Ping An et la base de 300+ millions de consultations passées. Un distributeur automatique dispose d’une centaine de médicaments courants ; en cas de médicament manquant, il est bien sûr possible de le commander online sur l’application et de se le faire livrer. Ces cabines sont installées partout : sur les trottoirs, dans les pharmacies mais aussi dans les entreprises (comme l’usine VW de Shanghai). Aujourd’hui, pour les situations médicales sérieuses, PAGD demande de s’adresser à un médecin pour une consultation physique ; en revanche, PAGD adressera ensuite des messages de prévention. Les 1 000 premières unités seront déployées d’ici la fin de l’année, pour servir 3 millions de personnes.

Si Ping An Good Doctor est aujourd’hui le leader de ce nouveau marché, il n’est pas le seul opérateur dans la mesure où Tencent Trusted Doctors, Ali Health ou Baidu Healthcare développent des écosystèmes très similaires.

  • Leçon # 4 : Quelques très gros acteurs concurrents développent des écosystèmes très comparables : avec une composante « nouvelles technologies » très forte, des partenariats très nombreux, accessibles exclusivement via smartphone, couvrant l’ensemble des besoins de santé y compris l’assurance.

 

Xiang Hu Bao, la couverture mutuelle

Une étude chinoise en 2016 avait montré que 14% des familles rurales (50+% de la population) étaient ruinées à cause d’une maladie grave et une personne sur 3 avait renoncé à voir un médecin malgré une maladie grave. Le financement des dépenses de santé constitue un autre enjeu majeur pour le gouvernement chinois, d’autant plus qu’il cherche à diminuer le taux d’épargne pour soutenir le développement de la consommation intérieure.

Malgré des incitations fiscales importantes, l’équipement des ménages en assurance santé reste encore limité car le coût de ces contrats reste malgré tout trop élevé pour une grande partie de la population. Les BATX ont mis au point des solutions pour atteindre cette population et la sensibiliser à l’assurance.

En 2017, Alipay et Taikang Insurance s’associent pour lancer une couverture gratuite d’assurance santé, accessible à partir d’Alipay (porte-monnaie électronique d’Alibaba) et basée sur des critères maîtrisés par Alipay : en activant l’option dans Alipay, on accède quasi immédiatement à un complément de remboursement des frais de santé payés en ligne jusqu’à RMB 5000 (630 €), avec la possibilité de souscrire un contrat d’assurance en renfort. En un mois, la solution a attiré 13 millions de personnes qui ont activé l’option.

En 2018, Ant Financial (division dédiée aux services financiers de Alibaba) a lancé Xiang Hu Bao (« couverture mutuelle ») et a depuis convaincu avec déjà plus de 100 millions d’utilisateurs : il s’agit d’une couverture large du nombre de maladies (même la Covid 19), jusqu’à RMB 300 000 [contre 500 000 pour les contrats d’assurance classique] avec l’exclusion des +60 ans et sans cotisation initiale ; les frais de santé des bénéficiaires sont partagés entre tous les adhérents. En 2019, chaque membre a eu à payer … RMB 29 (3,66 €). Les 2/3 des usagers gagnent moins de RMB 100 000 (12 580 €) par an. La CBIRC (ACPR chinoise) à interdit à ces produits de se présenter comme des assurances ; ils ont alors choisi de s’appeler « mutuelle » pour certains, crowdfunding de santé pour d’autres. Aujourd’hui, on estime à plus de 150 millions le nombre de participants à ce nouveau type de couverture, copiée depuis par Tencent, Xiaomi et Didi.

  • Leçon # 5 : Les quelques très grosses entreprises de technologies bénéficient d’un marché d’une taille gigantesque (19% de la population mondiale) mais également d’un contexte réglementaire très favorable à l’innovation (le gouvernement légifère après avoir observé les 1ers impacts des innovations) porté par une planification à long terme.
  • Leçon # 6 : Ces gros acteurs, avec le soutien du gouvernement, disposent de tous les moyens pour développer de nouveaux modèles économiques O2O (online to offline) que Ping An Good Doctor illustre parfaitement et que les projets d’Amazon (accord avec JP Morgan et Berckshire Hathaway) ou d’Apple (intégration de Health Records à l’application Apple Health et rachat de centres de santé pour ses salariés à San Francisco) laissent présager aux Etats-Unis.

Pour l’instant, le cadre français, au-delà de l’effet taille et malgré toutes les annonces gouvernementales, est encore très loin de favoriser l’émergence de ce type de modèle.

Olivier Milcamps

OLIVIER MILCAMPS

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