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Roland Barthes : « La ville dont je parle présente ce paradoxe précieux : elle possède bien un centre, mais ce centre est vide »[i]Le centre de Tokyo est vide car Tokyo gravite autour de ses gares

Tokyo, la ville ferrovipathe 

La mégalopole de Tokyo compte plus de 37,7 millions d’habitants ce qui en fait l’une des plus grandes conurbations du monde. Le rail y tient une place prépondérante avec 57% du trafic voyageur de la région, transitant dans quelques 1 200 gares.

Si la part modale du fer y est particulièrement élevée notamment en comparaison des autres métropoles mondiales, ce n’est pourtant pas grâce à une politique publique d’offre ou de promotion particulièrement efficace.

Gare de Shinjuku
Gare de Shinjuku [ii] 

Le protectionnisme étatique pour contrer les importations d’automobiles américaines a certes beaucoup joué. Celui-ci a ralenti le développement du réseau routier le temps que les constructeurs nippons renforcent leur avantage concurrentiel. En conséquence, le fer a pu se développer dans un environnement relativement peu contraint par la voiture individuelle et le réseau routier ne couvre aujourd’hui qu’un peu moins de 8% du territoire à Tokyo, contre environ 20% à Paris et 16% à Londres.

Mais à cela s’ajoute le fait que les pouvoirs publics japonais ont montré depuis l’ère Meji un certain désintérêt pour les questions d’aménagement du territoire. Face à cette carence publique, le transport urbain à Tokyo comme dans les autres grandes métropoles nippones, a été mis en œuvre dès l’origine par des compagnies ferroviaires privées cherchant la rentabilité dans un marché concurrentiel.

Les opérateurs ferroviaires privés appelés en japonais ôtemintetsu sont devenus des acteurs majeurs du développement urbain et notamment en banlieue.

A l’exception notable du financement et de la gestion du métro, aujourd’hui encore, le pouvoir public se montre très libéral face à la gestion de la mobilité à Tokyo. Si l’administration centrale élabore des schémas directeurs, ces derniers n’ont pas de valeur contraignante. Ils donnent seulement la vision des autorités concernant l’avenir du réseau ferré urbain sans contraindre les réseaux privés.

Le modèle de la « gestion privée généraliste » des ôtemintetsu

Les ôtemintetsu ont dès le début du 20e siècle déployé des lignes ferroviaires entre Tokyo et sa banlieue. Ses zones étaient à l’époque en pleine croissance mais les ôtemintetsu ne  se sont pas contentées de répondre à la demande grandissante de transport, elles l’ont attisée.

Pour cela et afin d’atteindre la rentabilité économique, les ôtemintetsu ont développé de manière progressive le concept de « gestion privée généraliste », c’est-à-dire la combinaison de plusieurs activités :

  • Le transport comme élément fédérateur. Les ôtemintetsu ont créé des infrastructures ferroviaires privées qui étaient elles-mêmes complétées par des réseaux de transports complémentaires. Pour rabattre les voyageurs des lointaines banlieues vers les gares et limiter les ruptures de charges mais aussi tirer avantage de l’essor de la motorisation, elles ont été les pionnières du door-to-door et investi dans des services de transports par bus, taxi, autocars.
  • L’immobilier : Les ôtemintetsu se sont transformées en promoteurs immobiliers, spéculant sur la création de valeur engendrée par l’implantation de nouvelles gares. Les lotissements créés sur le modèle des garden-cities anglais furent un véritable succès commercial.
  • Les activités de commerce et de loisir : A l’extrémité tokyoïte des lignes, elles ont construit de vastes gares, passant de simples espaces de transit, à de véritables « univers de services » [iii] proposant aux voyageurs l’accès à de la distribution, du loisir, de la restauration… A l’autre extrémité de la ligne, en banlieue, les compagnies ont fait sortir de terre de vastes complexes hôteliers, thermes (onsen), cabarets, terrains de baseball, etc. Ces nouvelles activités avaient pour vocation de stimuler le trafic dans le sens inverse des flux domicile-travail dominants
Illustration du concept de gestion généraliste mise en place par les ôtemintetsu
Illustration du concept de gestion généraliste mise en place par les ôtemintetsu [iv]

Ces activités non ferroviaires – immobilier, distribution, loisir, tourisme – sont toujours aujourd’hui de véritables axes stratégiques pour la quinzaine d’ôtemintetsu qui coexistent. Les plus importantes sont devenues des structures tentaculaires regroupant une myriade de filiales. Cette pluralité d’activités permet de contrebalancer la rentabilité des activités de transport de voyageurs qui est limitée par les obligations en matière de services et les plafonds tarifaires imposés par la puissance publique.

Consécration du modèle économique, lors de la privatisation du réseau national de la Japan National Railways en 1987, les six compagnies régionales qui se séparèrent le réseau ont mis en pratique le modèle de « gestion généraliste » et se sont également diversifiées.

Changements de visage de la ville

Ce modèle économique a modelé le visage de Tokyo et plus largement du Japon. Dans le classement des gares les plus fréquentées du monde, les 23 premières places sont occupées par des gares japonaises et les trois premières par des gares tokyoïtes. Shinjuku triomphe au sommet de ce classement. La gare tokyoïte dépasse les 3,6 millions de voyageurs quotidiens soit 1,2 milliard par an. Les quais des six compagnies qui y opèrent sont reliés par de gigantesques labyrinthes souterrains jalonnés de magasins en tout genre. Elle ne compte pas moins de 200 entrées et pour s’y repérer, une application lui est entièrement dédiée.

Plan de la gare de Shinjuku
Plan de la gare de Shinjuku [v]

Les gares sont également devenues de véritables aimants et c’est tout un tissu urbain fait d’arcades, d’hôtels et de bureaux qui s’est développé autour de ce chapelet ferroviaire.

L’excellence du service

L’extrême complexité du réseau ou plutôt des réseaux tokyoïtes n’empêche pas l’excellence du service. A ce titre, on pourrait dire que la combinaison de la stimulation concurrentielle et de la rente foncière a permis d’atteindre une allocation des ressources proche de l’optimum et une qualité de service inégalée. Les trains à Tokyo peuvent ainsi se targuer de leur ponctualité record à cinq secondes près en période normale. Ils offrent par ailleurs une très grande sécurité du trafic et un grand confort (climatisation, propreté, information voyageur…).

Même la légendaire surcharge en heure de pointe des transports nippons ne suffit pas à enrayer ce mécanisme bien huilé.

Les critères de surcharge des trains selon le ministère des transports japonais 
Les critères de surcharge des trains selon le ministère des transports japonais [vi]

L’information voyageur y est une préoccupation omniprésente. Chaque gare possède son identité musicale, son eki melo, qui permet facilement aux voyageurs de savoir où ils se trouvent. Les quais fournissent des informations précieuses comme la distance à parcourir pour rejoindre son prochain train ou encore le wagon dans lequel monter pour faciliter sa correspondance.

Les Tokyoïtes bénéficient par ailleurs depuis 2001 d’un support billettique unique, la carte Suica, utilisable non seulement sur l’ensemble du réseau du grand Tokyo quelle que soit la ligne empruntée, mais aussi et depuis 2013, dans les autres villes de l’archipel telles que Kyoto, Osaka, Nagoya ou Fukuyama. Enfin la Suica permet de régler aux innombrables distributeurs automatiques, ainsi que dans de nombreux convenience stores et restaurants mais aussi sur Amazon ou sur le site de Nintendo.

Un service qui a un prix … qui reste raisonable

L’excellence de ce service a cependant un coût. Elle nécessite des moyens importants. Le voyageur de passage à Tokyo sera frappé par l’abondance du personnel déployé en gare. Chaque départ de train donne naissance à une véritable chorégraphie en gants blancs. A cela s’ajoute les ressources techniques qui sont mises en œuvre. Rames et wagons font l’objet d’une maintenance scrupuleuse. Pour le client, tout cela a un prix bien sûr mais qui reste modéré. Si les prix du train à grande vitesse, le légendaire Shinkansen, s’envolent, le prix des transports urbains reste modéré comme le montre le graphique ci-dessous.

Prix moyen dun ticket de transport public à lunité dans les grandes villes mondiales en 2015 en euros
Prix moyen d’un ticket de transport public à l’unité dans les grandes villes mondiales en 2015 (en euros)  [vii]

Un étalement urbain exacerbé

Toutefois, laisser l’aménagement urbain aux seules mains des compagnies privées a également eu des conséquences dommageables sur la physionomie de la mégalopole. La recherche de profit  a conduit les ôtemintetsu à aller de plus en plus loin ce qui a exacerbé l’étalement urbain et créé des cités-dortoirs peu pourvues en services publics, emplois ou encore en espaces verts. Les migrations pendulaires, bénéfiques pour les ôtemintetsu se sont considérablement allongées.

Le miroir tokyoïte ou lobservatoire des grands enjeux européens

Le miroir tokyoïte ou l’observatoire des grands enjeux européens

Tokyo nous offre à observer une uchronie, un monde parallèle dans lequel le réseau routier se serait plus faiblement développé et où la puissance publique aurait décliné son rôle d’aménageur urbain. Force est de constater que ce monde semble avoir une certaine longueur d’avance par rapport aux grands enjeux de la mobilité urbaine actuelle qui interrogent aujourd’hui la France et plus largement l’Europe.

Il offre un cadre de réflexion et d’inspiration sur de nombreux enjeux cruciaux dans la détermination du transport européen de demain : bouleversement des schémas classiques pensés autour d’une relation centre – périphéries, rôles et activités des opérateurs privés dans le transport de voyageurs, articulation entre mobilité et aménagement, importance sociale et économiques des pôles d’échanges, adjonction de services autour de la mobilité, passage d’une concurrence entre modes à l’intermodalité, prépondérance des enjeux marketing…

Marine Trillat

 MTrillat

 

 

 

 

Source : AVELINE, Natacha. La ville et le rail au Japon : L’expansion des groupes ferroviaires privés à Tôkyô et Ôsaka. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2003  Disponible sur Internet

[i] Roland Barthes, L’Empire des signes

[ii] https://www.japan-guide.com/e/e3011.html

[iii] Alain Bourdin (2000), « Le service à la mobilité. Sécurité de la chaîne de services et services d’aide aux services »

[iv] Illustrations from www.flaticon.com :

Snorlax – Icon made by Roundicons Freebies from www.flaticon.com

Building / Train / House – Icon made by Vectors Market from www.flaticon.com

Pint / Baseball / Ski – Icon made by Smashicons from www.flaticon.com

Bus / Online store / Pagoda / Kimono / Tree / Mount Fuji – Icon made by Freepik from www.flaticon.com

Rice / Buildings- Icon made by Roundicons from www.flaticon.com

Office block – Icon made by Prosymbols from www.flaticon.com

Taxi / Woman – Icon made by Nikita Golubev from www.flaticon.com

Office – Icon made by Dimitry Miroliubov from www.flaticon.com

[v] https://www.shinjukustation.com/shinjuku-station-map-finding-your-way/

[vi] Ôtemintetsu no sugao 2000 cité par AVELINE, Natacha. La ville et le rail au Japon : L’expansion des groupes ferroviaires privés à Tôkyô et Ôsaka.

[vii] https://fr.statista.com/statistiques/478362/prix-billet-de-transport-capitales/

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