Une multiplication par 100 du nombre de téléconsultations : c’est un des impacts de la crise sanitaire du Covid-19. Alors que cette pratique se développait très lentement – près de 10 000 actes par semaine – et qu’à la signature de l’avenant n° 6 en septembre 2018 encadrant la téléconsultation et la téléexpertise la CNAM prévoyait 500 000 téléconsultations pour l’année 2019 puis 1 million pour l’année 2020 [elle rembourse plus de 190 millions de consultations de médecine générale chaque année], ces volumes ont été atteint pour la semaine du 23 au 29 mars pour le premier objectif, puis pour la dernière semaine d’avril pour le second … Oui, des objectifs de volume annuels ont été atteint sur une semaine ! Le nombre de médecins y recourant est ainsi passé de moins de 3 000 avant la mi-mars à 45 000 fin avril (pour un total de près de 120 000 médecins libéraux). L’utilisation du service de téléconsultation inclus dans les contrats des organismes complémentaires a explosé également, +400% en moyenne mais d’un très faible volume initial. En revanche, nous ne disposons d’aucune donnée sur l’évolution du nombre d’actes de téléexpertise, quasi nul avant le confinement (moins de 800 actes pour toute l’année 2019).
Ainsi, ce que 4 plans dédiés à la télémédecine depuis 2000, la récurrence des épidémies de grippe annuelles (qui certaines années est plus mortelle que la Covid-19) ou l’avenant n° 6 n’ont pas réussi à faire, un virus l’a fait …
La télémédecine est une forme de pratique médicale à distance fondée sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Elle recoupe cinq catégories d’actes :
- La téléconsultation : elle permet à un médecin de consulter un patient à distance ; le patient peut être assisté d’un professionnel de santé
- La téléexpertise : elle permet à un médecin de solliciter l’avis d’un ou plusieurs médecins experts, sans la présence du patient
- La télésurveillance : elle permet à un professionnel de santé d’interpréter à distance les données nécessaires au suivi d’un patient
- La téléassistance : elle permet à un médecin d’assister un autre médecin pendant la réalisation d’un acte médical
- La régulation médicale: la réponse médicale apportée dans le cadre de la régulation médicale lors des appels passés auprès du SAMU ou des centres 15.
Aujourd’hui, seules la téléconsultation et la téléexpertise font l’objet de règles de prise en charge et d’un tarif opposable. Les conditions de prise en charge de la télésurveillance et de la téléassistance restent à définir ; la télésurveillance fait toujours l’objet d’expérimentations tarifaires (ETAPES).
Une adoption massive et durable de la télémédecine ?
Faute de masques, de surblouses et autres équipements de protection, les médecins de ville ont massivement fermé leurs cabinets (près de 70% des médecins spécialistes) et / ou recouru à la téléconsultation puisque pendant le confinement 25% des consultations ont été réalisés à distance selon l’Assurance Maladie.
Une telle explosion du nombre de téléconsultations s’explique également par l’adoption de mesures transitoires (valables jusqu’à la fin de la crise sanitaire) et dérogatoires aux règles définies par l’avenant # 6 de la convention médicale : pas d’obligation de téléconsulter son médecin traitant ni d’avoir consulté le médecin physiquement au moins une fois dans les 12 mois précédents et possibilité d’utiliser des outils peu sécurisés (WhatsApp, FaceTime, Skype, Teams, Zoom, …) voire le téléphone seulement. Si 81% des téléconsultations réalisées l’ont été par des médecins en tant que médecin traitant de leurs patients, aucune donnée n’est encore disponible pour connaître le poids du recours aux solutions non sécurisées.
Bien que le flou demeure quant au maintien de ces mesures dérogatoires, plusieurs sondages auprès de médecins montrent qu’au moins 70% d’entre eux souhaitent désormais intégrer la téléconsultation à leur pratique quotidienne.
En effet, cette période inédite a permis à une majorité (57% selon un sondage par Doctolib) de médecins de découvrir qu’ils pouvaient facturer des actes qu’ils réalisaient auparavant gratuitement par téléphone ; cela devrait toutefois conforter l’Assurance Maladie sur le caractère transitoire des dérogations… Cette période a aussi permis aux médecins (45%) de découvrir le confort du télétravail ; sans compter que pour 36% d’entre eux ce nouveau mode d’organisation va leur permettre d’augmenter la fréquence de contacts avec leurs patients.
Un virage majeur à confirmer
Alors que la téléconsultation est souvent présentée comme une solution majeure pour faciliter l’accès aux soins, son explosion pendant la crise du Covid 19 montre toutefois que les zones de sous-densité médicale ne l’aurait pas prioritairement adoptée, quelques départements concentrant la majorité des téléconsultations (44% des actes dans la seule Ile-de-France). Aussi, plus d’un tiers des patients qui y ont recouru avaient moins de 30 ans, contre 12% plus de 70 ans, alors que ces derniers recourent bien davantage au système de santé que les premiers.
Elle montre également que les médecins spécialistes y ont moins recouru que les médecins généralistes (35% versus 65%). Aussi, son explosion n’a pas permis de contenir le renoncement aux soins des patients chroniques constaté pendant la période de confinement.
La lecture des forums des revues médicales montre également que pour les médecins qui ont découvert la téléconsultation pendant la crise sanitaire, outre la possibilité qu’elle leur offre de voir plus souvent leurs patients, l’intérêt pour un tri en amont des motifs de consultation progresserait fortement : nombreux sont ceux en effet qui pensent à utiliser la téléconsultation afin de décider s’ils doivent ou non voir un patient physiquement. C’est l’idée du « tri » préalable qui ici est intéressante, les Suisses nous ayant montré depuis longtemps que cela peut être opéré par des infirmières.
Enfin, cette crise sanitaire a également grandement accéléré l’émergence du télésuivi et de la télésurveillance :
- Depuis mars, les pharmaciens et 7 professions paramédicales (ergothérapeutes, infirmières, masseur-kinésithérapeute, orthophoniste, l’orthoptiste, pédicuriste-podologue et psychomotricien), soit 825 000 professionnels, peuvent désormais exercer leur métier à distance. Si les modalités sont communes à toutes ces professions (vidéotransmission uniquement, réalisation préalable d’au moins un soin en présentiel), les cas d’usage sont spécifiques à chaque profession. Tous ces professionnels de santé ont-ils bénéficié d’offres commerciales attractives de la part d’opérateurs, comme les médecins pour la téléconsultation ?
- Alors que la télésurveillance relève encore pour l’instant d’expérimentations et n’a toujours pas été généralisée, son recours s’est très fortement développé pour favoriser la surveillance à domicile des patients atteints du Covid 19. Par exemple, l’AP-HP a déployé l’application Covidom, co-créée avec Nouvéal ; au 20 mai, cette application a été utilisée par 60 000 patients (soit 42% des cas confirmés), 22 000 médecins et 320 établissements. D’autres solutions de même type ont également été développées très rapidement, comme celles du CHU de Montpellier avec MHComm, du CHU de Rennes avec Exolis ou du CHU de Saint Etienne avec Lifen.
Un bousculement majeur du jeu des acteurs et de nombreux freins encore à lever
Les organismes complémentaires aussi devraient rapidement tirer les leçons de cette expérience inédite. Mettre fin au nombre illimité de téléconsultations remboursées au 1er euro pour ceux qui le pratiquait encore. Mais ils pourraient surtout être amenés à revoir ce service : si l’adoption massive de la téléconsultation par les médecins généralistes se confirme, ils pourraient organiser leur activité différemment et répondre aux demandes « urgentes » de leur patientèle, ce qui réduirait fortement le marché des plateformes fermées de téléconsultation en le limitant quasiment aux 5,4 millions de Français sans médecins traitants.
Quant aux start-ups, elles ne sont finalement pas seules sur le marché de la téléconsultation puisque plus de 140 acteurs y opèrent ; on peut classer ces opérateurs en 4 groupes : les start-ups, les éditeurs de logiciels professionnels, les structures régionales de coopération inter hospitalières, les médecins eux même. Ce marché constitue une véritable foire d’empoigne pour l’instant : alors que l’Assurance Maladie a comptabilisé 45 000 médecins pratiquant la téléconsultation, 10 acteurs équiperaient déjà plus de 90 000 médecins dont un seul (Doctolib) en équiperait près de 40% …
Même si « le soufflet » est retombé aujourd’hui à un niveau toutefois supérieur à l’avant Covid 19, cette émergence très rapide de la télémédecine s’est cependant opérée en ordre très dispersé et très autocentré par les différents professionnels de santé. La structuration de ce marché reste entièrement à mener. Or les freins restent très nombreux : malgré le lancement du « Ségur de la santé », le suspens réglementaire reste entier (que vont faire la CNAM et les syndicats de l’assouplissement temporaire des règles ?), la question de l’interopérabilité des systèmes, pourtant bien connue, progresse lentement alors que celle de la fragmentation des outils (téléconsultation, téléexpertise et télésurveillance) n’a toujours pas émergé. Sans compter le point central, celui de l’organisation générale de l’offre de soins, i.e le renforcement de la coordination des acteurs et le développement de la délégation de tâches que la télémédecine devrait grandement faciliter. Le « Ségur de la Santé » va-t-il permettre d’accélérer la réforme du modèle de tarification à la capitation des professionnels de santé ou faudra-t-il attendre une nouvelle épidémie de Covid ?
Olivier Milcamps, Manager du pôle Institutions financières
Publication L’Argus de l’assurance :