LA DONNÉE, LE NOUVEL OR NOIR ?
La donnée et le pétrole ont été très souvent comparés. De mémoire d’Internet, la formule « Data is the new oil » a été pour la première fois utilisée en 2006 par Clive Humby qui, en visionnaire, pointait leurs similitudes. Non raffiné, le pétrole ne peut pas vraiment être utilisé. Pour créer une valeur qui stimule une activité rentable il doit être transformé en gaz, plastique, produits chimiques, etc.
Depuis, la formule « Data is the new oil » a été reprise par certains, ou critiquée par d’autres. L’analyse de Piero Scaruffi, chercheur en sciences cognitives et auteur de History of Silicon Valley (2016) est particulièrement intéressante. Selon lui, il y a une vraie différence entre la donnée et le pétrole car la production de pétrole ne génère pas plus de pétrole alors que la production de la donnée génère de plus en plus de données. Et cela change tout !
Pour creuser ce sujet particulièrement d’actualité dans la mobilité, PMP a coorganisé le 18 octobre une conférence avec Weborama et Bird & Bird. L’événement réunissait des intervenants de premier plan :
- Mickael BRAMI, Regional Sales Director EMEA de Moovit, la première application au monde de transport en commun qui revendique la première base big data sur les déplacements (300 millions d’utilisateurs dans le monde, 300 milliards d’enregistrements de points de données GPS par jour)
- Frédéric GRELIER, Chief Data Officer de Weborama, spécialisé dans la collecte et l’analyse de données marketing. Weborama développe en effet des bases de données de profils consommateurs, des solutions technologiques et des services pour le marketing digital (1,5 milliard de cookies traités dans le monde chaque année)
- Stéphane LERICHE, Partner chez Bird & Bird, cabinet d’avocat international et en charge des sujets touchant aux télécommunications, au e-commerce, aux technologies de l’information et à la protection d’actifs technologiques numériques tels que les logiciels et les bases de données
- Guillaume GIBON, CEO de Citio, une solution d’optimisation des transports en commun grâce au big data et à l’intelligence artificielle qui a développé un algorithme permettant de reconstituer et suivre les déplacements des voyageurs
- Fabrice LURIOT, Directeur de Mobility by Colas, qui propose des solutions basées sur le digital et les datas, tels que le MaaS, la gestion préventive du patrimoine routier et l’optimisation de la mobilité autour des chantiers
- Olivier VACHERET, chef du département Informations et Services Numériques d’Ile-De-France Mobilités, notamment impliqué dans le projet M2I qui vise à faciliter les déplacements en Ile-de-France en conduisant une approche pionnière et globale de la mobilité (intégration de l’ensemble de l’offre de mobilité publique et privée, y compris le véhicule individuel)
Ces intervenants ont échangé dans le cadre de tables rondes autour de deux thèmes clés :
- Comment s’appuyer sur les données pour mieux connaitre ses clients ?
- Comment utiliser les données pour lancer des services innovants ?
COMMENT S’APPUYER SUR LES DONNÉES POUR MIEUX CONNAITRE SES CLIENTS ?
Dans la mobilité, de plus en plus de données sont produites et analysées. Elles proviennent des infrastructures connectées, des véhicules connectés ou encore des systèmes d’exploitation et de régulation des villes et du transport en commun.
Des données non directement liées à la mobilité peuvent également permettre de tirer des enseignements importants pour la connaissance des clients et de leurs besoins de mobilité. Internet et les réseaux sociaux, les réseaux d’IoT ou les smartphones sont ainsi de véritables mines d’or qui peuvent être exploitées pour mieux connaitre les clients (connaissance des flux et pratiques de mobilité, segmentation marketing, etc.), donnant naissance à une nouvelle compétence, le « Marktech » !
A l’heure de la convergence entre transport collectif et mobilité individuelle, l’accès à la donnée des véhicules connectés devient particulièrement clé. Il n’y a qu’à comparer la quantité de données produites dans les véhicules et dans les smartphones pour se rendre compte que les données des véhicules seront demain au cœur de la connaissance des besoins et des préférences de mobilité.
La connaissance client est d’autant plus riche que l’on arrive à consolider des données provenant de sources différentes – ses propres données, mais également celles provenant de sources externes. Ce constat, largement partagé, n’est pourtant pas si simple à concrétiser.
- La donnée est en effet souvent vue comme un actif stratégique et les producteurs de données sont souvent réticents à la diffuser, de peur de perdre la valeur associée à sa réutilisation
- La réutilisation des données clients est légitimement cadrée par le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Sa mise en application peut être vue comme un frein à l’innovation en Europe dans un contexte où des acteurs étrangers ne disposent pas des mêmes contraintes sur leur marché domestique.
Cette situation n’est-elle pas finalement de nature à laisser un boulevard aux géants du numérique qui possèdent déjà de nombreuses données de mobilité et sont des spécialistes de la connaissance client ?
La conduite d’approches partenariales et le partage des données semblent être les seuls moyens de contrer les géants du numérique. L’initiative avortée de la SNCF, Transdev, la RATP et Blablacar de constituer un « garage de données » peut porter au pessimisme. Mais des pratiques intéressantes d’autres secteurs pourraient inspirer les acteurs de la mobilité :
- L’Alliance Gravity, qui rend actionnable aux agences et aux annonceurs l’ensemble des données transactionnelles, navigationnelles et CRM du marché des éditeurs français (elle rassemble une centaine d’entreprises françaises de la presse, du divertissement et du commerce).
- L’initiative Sygma Data Video Access lancée par les régies publicitaires des groupes France Télévisions, TF1 et M6 pour fournir un accès standardisé et sécurisé à la donnée loguée (information collectée dans un environnement où un internaute s’est « logué » et qui est donc réputée comme très fiable). Ce standard technologique conjugue inventaire vidéo premium et données loguées, ce qui simplifie l’accès au marché publicitaire associé à la vidéo dans lequel Youtube, filiale de Google, est évidemment très présent.
- Si la donnée reste encore au centre des discussions actuelles (cf. la Loi d’Orientation des Mobilités en cours de discussion), ce sujet ne devrait néanmoins plus faire débat très longtemps, la valeur se déplaçant très rapidement vers les technologies de traitement massif et les algorithmes.
COMMENT UTILISER LES DONNÉES POUR LANCER DES SERVICES INNOVANTS ?
Au-delà de la connaissance client, la donnée peut être utilisée pour enrichir des services existants ou lancer de nouveaux services. Difficile d’être exhaustif :
- Services de mobilité : transport en commun, autopartage, covoiturage, mobilités multimodales, stationnement intelligent, recharges de véhicules électriques, etc.
- Information et calcul d’itinéraires temps réel et prédictifs,
- Mobility as a Service (service complet et intégré proposant tous les modes de transport, publics et privés, via une application mobile unique),
- Services d’aide à la conduite et d’autonomisation des véhicules, ou encore de personnalisation des préférences (ex : réglages d’un véhicule, des températures, des positions des sièges, etc.),
- Gestion de flotte, entretien et réparation de véhicules
- Services d’assistance (en cas de panne, alertes, etc.)
- Services d’assurance à l’usage
- Sécurité routière, gestion du trafic et connaissance des flux de mobilité
- Amélioration de la connaissance et gestion du patrimoine routier et ferroviaire
- Info-divertissement
- Paiement
- Géomarketing et construction d’offres commerciales ciblées et personnalisées.
La liste est longue et montre bien que les données de mobilité peuvent être utilisées dans de très nombreux contextes et par de très nombreux acteurs, à la fois privés et publics.
La donnée se trouve ainsi au cœur de développement de services de mobilité innovants. En particulier, l’accès à la donnée revêt une importance stratégique pour lancer des services de MaaS qui nécessitent d’agréger à la fois des offres de mobilité privées mais également publiques.
- La création d’un tiers de confiance facilite la mise en commun de données provenant d’opérateurs de mobilité par ailleurs concurrents. Mais, qui peut jouer ce rôle : uniquement les acteurs publics ? Ils n’ont pas nécessairement vocation à développer eux-mêmes l’ensemble des briques d’un MaaS en particulier l’interface avec le voyageur, même si celle-ci peut permettre de mettre en avant la marque d’un territoire et donc avoir un fort impact politique
- Les données nécessaires à la constitution de MaaS ne sont aujourd’hui pas toutes accessibles. Dans ce contexte, la valeur se trouve-t-elle dans le contrôle de la donnée ou dans le développement des services ? La construction de modèles économiques partenariaux et équilibrés semble être la seule issue pour mettre autour de la table l’ensemble des compétences nécessaires à la constitution d’un MaaS et favoriser le partage des données.
Si Ile-de-France Mobilités et de nombreuses métropoles se sont déjà positionnés sur ce sujet, c’est aussi pour répondre aux enjeux de pérennité du service de mobilité et de réversibilité d’un marché public qui confierait le développement et l’exploitation du MaaS à un opérateur privé.
Il ne faut pas non plus oublier que le MaaS doit avant tout répondre aux besoins de mobilité des voyageurs, ce qui renforce le besoin de connaissance des clients et de leur mobilité. La boucle est bouclée avec le thème de la première table-ronde
Lionel Chapelet & Caroline Ponal