Le 22 novembre dernier le Cercle Lab organisait une matinée consacrée à la santé au travail, questionnant les rêves des acteurs de la protection sociale complémentaire dans ce domaine, dans la suite des conclusions du rapport Lecocq. Cette matinée rassemblait, outre Bruno Dupuis, co-auteur du rapport Lecocq, des acteurs représentant les services de santé au travail, mais également des acteurs de la protection sociale complémentaire (institutions de prévoyance, mutuelles, assureurs, courtiers) et des acteurs émergents, proposant des services basés sur les nouvelles technologies.
Le rapport Lecocq, publié en août 2018, souligne les dysfonctionnements du système de santé au travail en Franc, notamment à cause du grand nombre d’acteurs qui interviennent dans le domaine. Le rapport propose de réorganiser le système afin de clarifier l’offre de services auprès des entreprises et des salariés. Ce besoin d’évolutions s’explique en particulier par une évolution des risques, qui ont été modifiés sous l’effet de la démographie et des habitudes contemporaines.
La gouvernance, une question qui fait débat entre les acteurs
Si le besoin d’une réforme sur la gouvernance et l’organisation est partagé entre les différents acteurs, les solutions le sont moins. Le rapport Lecocq préconise la création d’un guichet unique – sans que cela signifie une seule localisation physique – à proximité des entreprises, avec une offre de services recalibrée basée sur cinq piliers : suivi de l’état de santé, maintien dans l’emploi, conseil en prévention, formation et veille épidémiologique. A l’échelon supérieur, les rédacteurs du rapport conseillent la création d’une structure régionale de pilotage, et d’une structure nationale dédiée à la définition et à la mise en œuvre coordonnée de la stratégie de santé au travail, sous le nom de France Santé Travail.
Sans remettre en cause le rôle régulateur et stratégique de l’Etat, Martial Brun, directeur général de Présanse, a considéré qu’il ne fallait pas que cette nouvelle gouvernance mène à une forme d’assujetissement des entreprises aux directives nationales. Denys Brunel, Président du SEST (Service aux Entreprises pour la Santé au Travail) et Président de la CHNP (Chambre Nationale des Propriétaires), défend quant à lui une organisation basée sur une concurrence régulée entre les acteurs privés, afin d’encourager l’innovation et d’accompagner au mieux les disruptions contemporaines de la médecine, et de permettre à chaque entreprise de choisir l’acteur répondant au mieux à sa problématique.
L’entreprise, principal acteur de la santé de ses salariés
L’ensemble des participants a souligné que le premier acteur de la santé des salariés était leur employeur. « L’entreprise est un territoire de messages, où l’on peut faire de la prévention de façon large », selon Bruno Dupuis, associé senior advisor chez Alixio et co-rédacteur du rapport Lecocq. C’est aussi le discours de start-ups digitales comme Goalmap, qui ciblent directement les entreprises et leurs services RH afin de proposer aux salariés du coaching et des programmes de bien-être au travail.
En matière de prévention, la notion de cahier des charges trouve un certain écho, en considérant qu’il s’agit d’un document qui peut être travaillé de manière récurrente par les instances clés de l’entreprise, sans avoir l’aspect technocratique du document unique. Le cahier des charges permettrait aux entreprises et aux branches d’envisager des moyens supplémentaires pour la prévention, en étant moins dans la conformité réglementaire mais davantage dans l’action préventive.
L’importance de la prévention a été soulignée durant l’ensemble des échanges. En effet, il s’agit pour beaucoup d’une nouvelle ère, après la clôture en 2016 de celle centrée sur la visite généralisée obligatoire, qui était particulièrement chronophage pour les médecins du travail.
De nouveaux acteurs promeuvent les innovations pour la santé au travail
De nouveaux acteurs émergent sur la scène de la santé au travail. Cette diversification se fait dans deux perspectives, auprès d’acteurs traditionnels du domaine de la santé, et auprès d’acteurs nouveaux voire disruptifs, en lien avec le digital.
Parmi les acteurs traditionnels du domaine de la santé, les organismes complémentaires ont lancé des actions fortes ces dernières années. Ainsi, le groupe VYV accompagne propose des programmes de prévention au sein des entreprises, en partant d’un diagnostic de la pour ensuite proposer des actions qui peuvent être payantes pour l’entreprise. Cette activité représente pour le groupe Vyv 1 000 actions en 2018, pour un chiffre d’affaires attendu de 400 000 €. Le groupe AG2R La Mondiale est reconnu pour ses actions de prévention depuis une dizaine d’années, puisqu’elles représentent aujourd’hui 25 programmes dans une douzaine de branches professionnelles, pour environ 12 millions d’€, soit 3 à 4% du montant des cotisations. Certaines programmes sur la carie ou l’asthme du boulanger se sont accompagnées de la production d’une documentation scientifique avec le suivi de cohortes régulières. AG2R a choisi de s’appuyer sur les branches professionnelles pour ces actions, en raison de leur coût important, et afin de toucher aisément les TPE-PME les plus exposées à ce type de risques.
Côté bancassureurs, CNP développe une approche qui se veut complémentaire de celle des acteurs du secteur, afin d’en corriger les faiblesses : ainsi, CNP a lancé des rendez-vous ophtalmologiques en 72 heures, et croit dans le développement fort de cette activité, comme en témoigne la création de l’entité Lyfe, une plateforme digitale de services de santé et de prévoyance lancée en 2015. Certains courtiers, à l’image de Damien Vieillard-Baron, Président de GEREP, sont persuadés que la santé au travail est un terrain utile d’intervention, et accompagnent leurs clients en proposant la plateforme GEREP Prévention Santé qui accompagne les salariés sur la qualité de vie au travail ou encore sur la gestion des émotions, en proposant un accompagnement digital et présentiel.
Des acteurs nouveaux émergent dans le champ de la santé au travail, avec un profil start-up. Alors que Padoa concentre son action sur les clients SSTI, Domplus propose des solutions autant aux assureurs, aux coutiers qu’aux entreprises, en se présentant comme un tiers de confiance permettant l’accompagnement à la prévention ou la mise en œuvre d’un réseau d’experts psycho-médicaux. De même, La Valériane propose aux entreprises des solutions adaptées à chaque type de risque, pour un coût d’environ 20 € / an / salarié par exemple en ce qui concerne la plateforme dédiée au stress, du diagnostic aux solutions d’améliorations. Des partenariats sont en train de naître entre ces deux types d’acteurs, comme entre Goalmap et CNP. Cette collaboration doit permettre de d’explorer les différents business model possibles.
Les innovations dans le secteur devront enfin répondre aux besoins de nouveaux publics, à l’image des indépendants, que le rapport Lecocq propose d’intégrer. En effet, l’état de santé des chefs entreprises a un impact sur ses employés.
Un défi : instaurer une culture du retour sur investissement
Dans ce défi, le rôle des données sera clé : elles permettront de mieux connaître l’état de santé au travail des salariés sur le temps long, en construisant des cohortes cohérentes. Il devient essentiel de mesurer l’impact des actions menées, en posant des indicateurs et en chiffrant le maintien en emploi et ainsi l’effet sur les comptes sociaux. Cette révolution de la donnée devra passer par une standardisation et une évolution des process vers la digitalisation, ainsi que par le décloisonnement entre le Dossier Médical Personnel et le Dossier Médical de la Santé au Travail. Enfin, Martial Brun a souligné le rôle que devait prendre l’Etat dans ce domaine, en partageant des objectifs mesurables en termes de performance à l’ensemble des acteurs du secteur, afin de dresser une cartographie efficace à l’aide des data dorénavant disponibles.
Certains acteurs, à l’image du SEST d’Issy-les-Moulineaux, ont déjà mis en œuvre des dispositifs visant à la mesure de l’efficacité des investissements, en proposant une cotisation construite contractuellement sur une base fixe peu élevée, avec un bonus fixé en fonction de l’atteinte d’objectifs comme la baisse des arrêts maladie, des accidents du travail ou du turnover au sein de l’entreprise. De même, AG2R La Mondiale a développé la bonne pratique de ne lancer une action en faveur de la santé au travail que si son effectivité pouvait être véritablement mesurée, en s’entourant notamment d’experts de chaque branche.
Cette perspective pensée autour de la performance permettra à terme également d’impliquer plus fortement les entreprises, si l’on parvient clairement à faire le lien entre la santé dans l’entreprise, la performance et l’attractivité de celle-ci.
Emmy-Lou Nicolaï